ET si le théâtre, la scène comme le texte, était un
manifeste…
Au sens d’une déclaration publique qui, à la fois prend
position (ce que d’aucuns appelleraient posture) et prend à parti, pour aujourd’hui
comme pour demain. C’est bien cela que j’ai vu dans Je suis Fassbinder. S’engager dans une parole, l’adresser au risque
de gêner, de déplaire, de troubler dans le confort (tout relatif) du fauteuil de la
salle. Mais une parole qui a l’avantage de se référer, comme en écho, à toutes
les autres qui, par leur propos lénifiant, la motivent. Il faut, en s’en
emparant, en prendre acte. Une parole qui vient interrompre le cours des choses
comme celle qui autorise, par delà la rupture, de faire le tri entre ce qui
peut être audible et ce qui suscite légitime indignation. Un manifeste comme
pour mieux entendre. Mais aussi (se) réfléchir, s’interroger et se positionner soi-même.
Parce qu’il renvoie à cette prise de conscience, doit-il en forcer l’éveil. Le propre
du manifeste est de se demander, tension du corps comme de la pensée, quel
pourrait être son engagement. La parole est-elle à condamner ou faut-il l’entendre,
non pas tant la suivre comme un mot d’ordre, mais tenter d’articuler ses
pensées à cette pensée qui s’énonce et s’adresse ? Un manifeste comme une
déclaration d’intention : il faut pouvoir en répondre.
C’est ambitieux pour un directeur de théâtre comme l’est Nordey.
C’est un manifeste en forme de note d’intention d’un programme à venir : elle
en définit l’esprit, en favorise la lisibilité et l’intelligence, en consacre
les valeurs. La question « comment répondre de cette parole, pour aujourd’hui
comme pour demain ? » me semble plus intéressante, plus ample et plus
exigeante que cette autre (je ne sais si elle est plus banale ? plus
classique ? en tout cas, une sorte de serpent de mer qui finit tôt ou
tard par se mordre la queue, sitôt qu’il
l’énonce) : « qu’est-ce qu’un théâtre politique aujourd’hui ? ».
C’est, en effet, une exigence pour un théâtre qui ne soit pas qu’une
illustration documentaire. Qui sait faire la part entre l’actualité et ce qui
relève de la pensée et du jugement. Qui sait outrager, parce qu’il entend
rétablir (même s’il ne sait trop ce que demain sera). Qui n’est pas simplement
une volonté d’émouvoir (du genre « Voyez comme nous sommes démunis ! »)
mais qui heurte profondément (« Voyez comme nous nous sommes démunis ! ») et qui remet à sa place – sa juste
place. Un théâtre lucide et vigilant (si infamie il y a, ou il y aura, nous
devons en répondre comme il nous faudra en établir notre part) et pas
simplement d’apitoiement (s’apitoyer sur les autres comme avant tout un
prétexte narcissique pour s’apitoyer sur soi). Un théâtre volontaire et qui ne
transige pas. Qui ose cette sorte de mépris qui n’est pas d’indifférence, qui n’est
pas d’éradication mais qui, en désignant ce qui fait litige, ce qui ne peut s’entendre,
et par une sorte de discipline intellectuelle (il est frappant de savoir
comment le texte s’élabore au fur et à mesure du travail sur le plateau), de
conception et d’élaboration, un mépris qui entend dénoncer autant que
réaffirmer.
Ensuite, parce que c’est un théâtre qui s’inscrit dans une
lignée et la réactualise avec finesse, subtilité (mais non point obscure) mais
puissance, avec rigueur même s’il ne paraît que chaotique et désordonné. Cette parole
ne vient pas de nulle part. Elle s’affronte d’abord. Premièrement à toutes
celles qui ont cours mais dont il faut vider l’autorité et l’arrogance parfois
trop simpliste, parce que précipitée. Deuxièmement, à celles qui ont été
oubliées. C’est là toute l’intelligence de ce Fassbinder. Enfin, à toutes celles qu’il faudra bien tenir, par la
suite. C’est là tout l’art de l’adresse : non pas que la parole se perde
mais que, réinvestie, réappropriée, elle puisse être à nouveau déployée, remise
en circulation, et ailleurs qu’au théâtre. Il faut aller plus loin !
Scène de "Je suis Fassbinder" © Jean-Louis Fernandez |
Ce que nous disent Nordey et Richter, c’est qu’il ne faut
pas consacrer Fassbinder pour Fassbinder. En somme, une œuvre du passé, aussi
proche soit-il, ne vaut pas pour le passé qui était le sien, comme s’il s’agissait
d’en édifier le mausolée. La nécessaire actualisation, articulation avec notre
présent suppose un travail qui est d’abord un travail en références.
La première qui vient est la filmographie fassbindérienne,
notamment L’Allemagne en automne. Tout
cela se voit sur l’écran et se joue sur le plateau. Répétition ? Certes !
Mais il ne faut pas voir là un manque d’audace ou une volonté d’en rabattre les
oreilles avec ce qui se joue. Il s’agit bien plutôt de nous rapprocher d’un
quotidien dont nous avons oublié combien il est le nôtre. Si l’histoire, la
grande comme la petite, se répète, c’est seulement par notre amnésie elle-même.
Notre part dont il nous faut et faudra répondre. Et l’on comprendra la
nécessité comme l’urgence, pour Nordey, de ne pas finir la représentation par
la fiction théâtrale, mais par la harangue politique. On sent alors que le
dialogue inachevé de L’Allemagne en
automne s’inachève là encore, sous nos yeux, sur scène, dans cette adresse.
L’autre série de références est celle qui rapporte ce qui se
dit ou, à défaut, ce qu’il faudrait de peu pour que cela se dise. C’est Judith
Henry, tout en force contenue, qui fait résonner une myriade de Je, bientôt
accompagnée par les comédiens qui, à tour de rôle, se désignent. S’il faut de
tout pour faire un monde, il y a ces multiples visages qui surgissent des mots.
Chacun peut s’y reconnaître ou repérer son voisin sous les traits de tel ou
tel. Il n’est pas question de le désigner à la vindicte populaire. Le manifeste
n’est pas vengeur ni justicier. Il est d’abord question de croiser ses regards,
de leur donner une existence. Et l’on se rend bien compte qu’à être seulement
déclamée, celles et ceux de cette liste coexistent en s’ignorant. Parce que
sinon, s’ils se dévisageaient et s’interpellaient, la cohabitation serait alors
tout à fait impossible. C’est bien ce que laisse suggérer le « reportage »
filmé sur la répétition où non seulement le texte de la pièce ne peut être
réécrit mais où la communauté de travail est devenue, en s’affrontant, quasi
impossible. Il n’y a que la naïveté de la jeune première qui a appris son texte
sans s’interroger, qui le débite et le reprend autant de fois que le maître l’impose,
pour penser qu’elle le soit.
Enfin, il y a cette inversion des rôles. Laurent Sauvage et
Stanislas Nordey sont à la fois eux-mêmes, la mère de rainer, Rainer, l’amant
de Rainer mais aussi les Petra von Kant. La distribution des rôles et des
partitions évoluent et il y a dans cette volonté de brouiller les pistes comme
une mise en garde, puisque, à chaque fois, cette inversion coïncide avec le
chaos, une démission en acte vis-à-vis de l’autre, de l’étranger et un
renoncement à ce qui nous engage : nous nous ignorons parce que nous ne voulons
plus faire commun.
C’est ce commun que ce Fassbinder
nous invite à retrouver : il en manifeste l’urgence.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire