samedi 1 septembre 2007

N.E.T.R.E.

A Luc Perrot

Il rompit la nuit : « Ecrivez-vous en ce moment ? »

La question était neuve. Elle portait accusation. L’insistance sur le « moment », l’espace occupé en ce moment, résonnait comme s’il n’y eût que vide –lieu vidé, aspiré, par le mot « écrire ».

Je ne puis m’expliquer l’urgence de la réponse : « Si j’écris ! »

Je crois qu’il aurait fallu crier pour la faire. Non point pour remplir l’espace, comme une feuille vierge. L’appel n’en eût été que plus langoureux, et tel n’était point l’effet que j’escomptais. Je voulais qu’il constatât combien la parole renvoyait à ce qui ne pouvait pas – indubitablement – être elle. « Si j’écris ! », mais ne sentait-il pas ce que j’y dissimulais encore. Et c’était cela même que je voulais répondre. La question ne m’étonnait que parce qu’elle me révélait autre, pour lui comme pour moi, en devant de moi. La parole, parce qu’elle tenait au silence, y trouvait absolument son sens et, tout à la fois, m’était devenue masque.

Quand je l’eus prononcée, il ne parût pas surpris. Il guettait le mot. Mais je pense qu’en cet instant précis, il eût préféré ne rien entendre. Il savait que l’écriture m’était comme un procès. Il en participait. Cependant, il ne s’en sentait aucunement concerné. A part moi, j’avais déjà été cette inscription. Je me liais depuis le début, sans date et sans nom, à ce jeu de l’écriture, qu’il soutenait, dans mon silence.

« Si j’écris ! », tout y était. Aveu pitoyable. Mais aussi, celui où j’engageais nos deux responsabilités. Pouvais-je appeler cela, sans méfiance, « accord » ?

J’attendais de lui, plutôt : il me semble qu’il attendait aussi, pour lui, enfin : « Mais écrire c’est cela même. »

Cette nuit, où je sombrais de sommeil, délié de sanglots d’une veille vivant et se nourrissant des ses intenses fatigues, ne me laissait pas présumer l’inquiétude qui peu à peu s’installa. Il me semblait que, si je sortais de la nuit, c’eût été pour entrer dans une nouvelle tourmente. Non parce qu’elle ne m’y préparât point en éloignant de moi tout avant-goût de la clarté, ni parce qu’elle laissât en arrière la nostalgie de l’innommable qui s’y exprimait, absolue perspective de ce rassemblement de soi. Davantage parce que le jour m’eût pris au dépourvu de moi-même.

Il avait de quoi tourner, à rebours peut-être, la question ne m’en paraissait pas moins extraordinaire. La réponse aussi sérieuse que dangereuse.

Il prit congé.

Il s’élança autour de la pièce et prit congé.

Il laissa la porte grande ouverte.

Sur le coup, la peur, la colère, le silence aussi, et, tout autant que l’interdit de parler : le sourire nonchalant, m’envahirent. Sur le coup : à l’instant même où il amorça le premier pas. Dès qu’il assura sa démarche de la perception de la vide blancheur de la pièce. Dès qu’il confia son mouvement propre à l’ombre qui s’y profilait, laissant éclater l’infini de la distance. Dès qu’il me contraignit à ne pas pouvoir répondre. Je pris cet instant comme d’un absolu désoeuvrement. J’hésitai. J’eus accepté qu’il me redemanda : « Ecrivez-vous en ce moment ? » Rien … Qu’eût pu donc faire sur lui : « Vous ne restez pas… » ? L’intonation s’avorté et je ne pus que réussir un mouvement de la tête vers la fenêtre. Là, alors, me retenir au sein du vertige consécutif à l’ouverture. Hors de l’étreinte de la nuit ; consentir à l’accompagnement de jour ne m’eût plus paru salvateur comme au temps de l’indistinction des autres, de moi aux autres. Ce fut le temps de l’idylle. Me retenir, comme ce souffle, que je voulais, dans l’urgence, inaudible. J’en étais là, ne le pouvant pas d’ailleurs, d’où que ce soit.


Je pris mal au corps. Celui-ci se chargea d’une curieuse douleur. Avant que je ne pus assumer ma nouvelle posture, il m’avertit, par picotements, non que le déhanchement me serait insupportable, mais qu’il me fallait poursuivre. A mon tour m’élancer. Lui signifier que le cri m’imposait d’accueillir chacune de ses paroles, d’annoncer chacune de ses fuites, chacun de ses gestes, comme hors de cet espace, de ce temps. Bien plutôt, reculés, d’une voie qui ne se traçait pas à part moi.

Le mal me fit tomber.

Il s’amplifia de vertiges.

Face contre terre, les parties, les unes après les autres, s’emplissaient d’une tension extrême.

Allongé ainsi, bien malgré moi, cet endroit me fit l’impression de l’inconnu. Sa présence prolongeait cet étranger que je devenais. A vrai dire, je ne me reconnaissais qu’en une altérité à soi, qui me concernait dans l’exercice de son oppression, et qui, tout à la fois, me laissait indifférent.

Il y eût un moment où je revis la question et la réponse. Alors, il ne me parut plus déplacé de lui répéter : « Si j’écris ! ». Il ne m’en donna pas l’occasion. Il revenait déjà, un verre d’eau à la main.

« Vous avez mal ?

- Ces vertiges me prennent souvent, il n’y a rien à faire contre !

- Vous êtes trop habitué à laisser faire les choses, et vous n’êtes l’ami d’aucunes. Vous les examinez et leur faites violence. Vous seriez tenté de me répondre qu’elles n’ont pas cette faculté de la trahison, et je vous l’accorderais. Mais vous cherchez une trace : et dans son ombre, vous vous heurtez à l’impossible représentation de son contour. Vous n’avez pas le droit d’abandonner. Tout votre devoir est de résister. Aujourd’hui, là, sur ce sol, si proche de la fenêtre, vous la quitterez. Un jour, peut-être, il sera temps de laisser cette présence de nulle part à un autre, qui n’en aura pas plus que vous la compétence. Ces lignes que vous écrivez en supporte l’espoir. Voilà ce que je suis pour vous : aussi peu et pourtant tout cela ! Le saviez-vous ? »

Je me relevais.

Je me revoyais sur cette plage, traçant de galets : N’ETRE SEULEMENT QUE DE LA. Un ancêtre, en somme.

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